Oraison
Source: Matthieu 7,11Nous sommes les arcs-boutants qui maintiennent les cathédrales tendues vers le ciel. Avec la force que nous y puisons, nous bâtissons des civilisations, et avec notre faiblesse celles-ci s'écroulent. Écoute comme je vais me souvenir du monde qui vient, car lorsque ton âme l'aura bue, l'eau avec laquelle écrit ma mémoire aura, pour toi, été changée en vin.
Cornelius du Puy-Montmarc est mon nom. Pour défendre l'intégrité de ce pays, j'ai dédié ma vie aux champs de bataille et pour défendre son honneur, j'ai mis mon âme dans la balance. Et s'il y a une chose que je peux puissamment affirmer, c'est que malgré les horreurs de la guerre, j'ai cheminé en permanence face à Dieu. J'ai pris de nombreuses vies et à chaque fois j'ai offert la mienne. Non cependant en offrant le flanc à la lame, mais bien plutôt en nourrissant d'audace nos actions, laissant ainsi à la providence sa part dans le chaos. L'audace est la marque de la confiance que j'ai en Dieu. Elle n'est point témérité, elle est le souffle de chaque victoire.
J'ai profondément aimé mes frères, mes frères d'armes, ma seule famille, parce que la vie et la mort dépendaient de l'authenticité de cette famille. Uni à chacun d'eux par un lien sacré, comme les doigts dans la main du destin sont unis par une volonté surnaturelle, nous avons combattu. Pour chacun d'eux, j'ai risqué ma vie et par sa seule attention chacun m'a sauvé. Je n'ai été ni froid, ni tiède: j'ai accepté que le feu du ciel me consume et d'être le buisson où ardemment se vivifiait la parole. Je suis allé aux sources infamantes de la mort avec au fond de l'âme la source unique de la vie.
Comme le Christ l'a fait, j'ai accepté l'idée d'être sacrifié afin que ceux que j'aime aient la vie. Existe-t-il une plus grande preuve d'amour?
Et un si grand amour ne mérite-t-il pas que l'on s'en souvienne?
Nos ennemis nous tirèrent du sommeil où nos mères nous avaient laissés. Éveillés aux tumultes, nous sommes devenus forts, puis nous avons agi sans colère. Nous n'avons eu aucune haine envers ceux qui, comme nous, étaient des enfants de Dieu. En effet, personne ne peut dire à son ennemi: tu es un mauvais serviteur. C'est là un jugement qui relève du seul maître.
Nous n'avions aucune haine, mais nous devions faire cesser leur folie destructrice.
Nous avons combattu pour préserver le legs de nos pères, parce que le cœur de ce pays bat en nous et que c'est notre sueur et nos larmes qui en irriguent et rendent fertiles ses sillons. Et aussi parce que tout ce que notre peuple a reconstruit a toujours été plus grand que ce qu'il a perdu.
Il y eut des jours et il y eut des nuits. Puis, succédant à la nuit, il y eut un crépuscule sur la vallée de Beraca, car ce fut des ténèbres que les hordes arrivèrent. Ils brûlèrent nos villes, prirent nos épouses pour des prostituées et nos enfants pour des esclaves. Ceux d'entre nous qui étaient sans transcendance voulurent s'enfuir, car l'égoïsme leur apparaissait comme une promesse de richesse alors que pour ceux qui restèrent, seul le don de soi l'était. Ceux qui s'enfuirent devinrent des cibles solitaires et furent comme de la nourriture pour nos ennemis.
Il y eut de longs combats, dans l'enfer, la cendre et le feu. J'ai perdu dans ces combats beaucoup de mes compagnons d'armes. Plusieurs sont morts à mes côtés. Parfois, dans l'éclat déclinant de leurs pupilles, j'ai cru voir les yeux d'un Christ mourant.
C'étaient des hommes rudes au combat, fidèles à la mission confiée et qui à l'instant du grand départ étaient sans crainte. Par leur sacrifice et leur ténacité, nombreux sont les nôtres à avoir été libérés de l'infamie.
Comme toutes les guerres, celle-ci fut une malédiction. J'ai perdu dans mon camp infiniment plus que ce que j'ai détruit dans celui d'en face. J'y ai perdu mon innocence. Cependant je témoigne ici que parmi nous les saints furent nombreux. Les orants ne sont pas tous destinés au martyre. Certains meurent parce que leur foi défie l'empire de la mort alors que d'autres meurent pour que la vie respire dans le Saint des Saints. C'était ceux-ci qui combattaient avec nous.
Lorsque les saints combattent, ils ne tuent pas en leur nom, ni même au nom du Très-Haut, car c'est Dieu qui prend les vies, c'est lui seul qui exerce la violence qui sauve et nul ne délivre de l'emprise de sa main. Nous avons vu les orants imprégnés et ruisselants de grâce, récolter la manne de cette violence sacrée, nous la transmettre et cependant la garder pure de toute contamination humaine. Comment une telle chose a-t-elle été rendue possible?
Elle l'a été parce que nous avons été sans mensonge et que nous avons accepté d'être perdus à la vie bien avant que la mort ne nous prenne. D'être en définitive ce que nous sommes réellement: des volontés ardentes soumises à l'incandescence de leur maître.
Alors, à l'exemple des saints, nous sommes montés à l'assaut, le cœur rempli de l'esprit de justice. Nous étions restés des hommes, mais nos âmes étaient vastes comme des églises. Nous avons combattu comme les archanges combattirent les anges rebelles: avec le nom de Dieu. Ce nom était à la fois le bouclier et la lame, mais aussi le lieu sacré du rendez-vous.
L'armée des saints a gagné cette longue suite de batailles, il ne pouvait qu'en être ainsi, car il est écrit que seule la dernière bataille verra leur totale défaite. Et que cette défaite librement consentie annoncera l'ultime victoire. Celle du Saint de Dieu.
Écoutez-le prier, l'Orant de Dieu. Sa prière est déjà là et elle ponctue le tumulte d'un silence d'une telle densité que c'est elle qui lie entre elles les briques du monde. Et lorsqu'il parlera, ce monde s'écroulera.
Enfin, pour les générations qui nous suivront et qui devront affronter cette hydre toujours renaissante de la haine que le mal nous porte, je voudrais transmettre une connaissance essentielle, un savoir partagé par tous les combattants de ces temps d'apocalypse: Dieu est esprit. C'est la raison pour laquelle, lorsque l'esprit de Dieu est sur toi, tous tes combats se situent dans la vallée de Beraca, car c'est lui qui combat. Et la confiance qu'on lui fait te transporte d'elle-même au-delà des portes de la mort.